Entretien de Anno Hideaki dans New Type de septembre 1997
Eva a été plantée dans
le monde de l'Anime par ANNO Hideaki. Le dernier film Air/Magokoro
wo, kimi ni à peine achevé, il s'apprête à
se lancer dans un film live, Love&Pop (Sortie en salle, Janvier
98), sans même montrer signe de fatigue après son travail
de longue haleine. Que pense-t-il, que prépare-t-il ? Le réalisateur
ANNO Hideaki nous explique le présent, et l'à présent...
Eva terminé, on remballe.
- La fin cinématographique d'Eva
est enfin achevée. Dites-nous franchement quels sont vos sentiments.
ANNO: Simplement le sentiment que c'est fini.
Et que je vais pouvoir me mettre à autre chose.
Seulement, c'est le deuxième terme que je mets à ce
titre, et ce n'est pas le même. Toute l'équipe et moi-même
allons nous atteler à d'autres tâches, et Eva ne fait
plus partie que du passé pour nous. Toute l'équipe avait
l'air contente à la sortie de la projection privée,
alors c'est parfait. Mes sentiments à moi sont contenus au
début de ce nouvel épisode 26. Il n'y a aucune tromperie.
En réalité, je vous le dis: c'est la vérité.
Toutes mes pensées sont tournées vers mon film live.
J'ai donc tout oublié de ce qui concernait Eva. J'efface tout
au fur et à mesure, une sorte de retour aux sources.
- Eva, particulièrement vers la
fin, abordait le thème de la communication entre les hommes,
mais le message de la version cinématographique a-t-il porté
ses fruits ?
ANNO: Je crois qu'il y a un condensé
de malentendus à propos de ce film, et pas seulement à
propos de sa plastique. Le cinéma est le médium où
tout doit être simplifié à l'extrême, et
c'est extrêment contraignant. Il s'agit d'adapter l'oeuvre afin
qu'elle soit comprise par tous, et Eva, par moment, casse ce principe.
Car ce n'est pas une adaptation. On peut toujours dire que la technique
m'a fait défaut, mais en vérité, on m'a acculé.
Finalement, plus que du discours, Eva se rapproche du cri. Il est
donc imbécile de dire qu'il y a un quelconque message.
- Pourtant, à la fin de la série,
vous nous aviez déclaré que les anime-fans doivent revenir
à la réalité.
ANNO: Disons que j'aurais mieux fait de me
taire.
Je me suis mêlé de ce qui ne me regardait pas en disant
cela à des gens qui justement aiment les anime pour s'éloigner
à tout prix de la réalité, sans parler du monde
de la profession qui a estimé que je sciais la branche sur
laquelle il est assis: je me suis fait copieusement insulté
de toutes parts. Ma motivation c'est que je voulais prévenir
à ce moment précis ceux qui avaient un autre angle de
vue des pièges du petit monde de l'anime et de la messagerie
electronique.
C'est clair: les anime-fans et la profession ne sont pas du genre
à vouloir se remettre en cause. Mon travail et Eva elle-même
ne sont donc que des produits intolérables. J'aurai mieux fait
de constater, comprendre ma situation aux yeux des autres. J'aurai
au moins voulu savoir que cela se ressentait ainsi aussi bien depuis
le dehors de la coquille d'un anime-fan.
- Comparé à vos oeuvres précédentes,
Eva est fortement imprégnée de vos propres réflexions.
ANNO: Du point de vue de ces personnes pour
qui écrire que l'on s'est fait rejeté par les autres
n'a pas d'importance, mon travail est certainement le comble de la
stupidité. Dans une marginalité obscure qui dura 10,
20, 30 ans, nous ne pouvions que crier « moi ». Nous sommes
dans une époque de solitude, où l'existence de l'individu
ne se justifie que par sa reconnaissance par les autres.
- Avez-vous vous-même le sentiment
d'être sorti de la « coquille » d'Eva ?
ANNO: Je ne peux sans doute pas en sortir.
J'ai simplement l'impression que l'intérieur de la coquille
s'est élargi. Peut-être est-ce parce que la coquille
est cassée.
- Pourquoi le film s'achève-t-il
ainsi ?
ANNO: J'estime qu'il n'est pas facile de retranscrire
les intentions d'un film par des mots, et que si tel n'était
pas le cas, il serait plus simple de ne pas faire de film.
Ce qui s'est éveillé avec Love&Pop
- La sortie de votre premier film est prévue
pour janvier prochain (Love&Pop, tiré de la nouvelle
de Murakami Ryû, contant les relations de soutien matériel
d'étudiantes [Les "relations de soutien matériel" (Enjo
kôsai) désignent les relations sexuelles qu'entretiennent
de jeunes filles avec des quinquagénnaires, afin d'obtenir
des compensations matérielles. Le terme "prostitution" étant
jugé trop culpabilisant, on parle dans ce cas de "relations
de soutien matériel", mais le sens est sans équivoque:NdT]);
est-ce Murakami Ryû lui-même qui vous a demandé
de vous charger de la réalisation ?
ANNO: Non, c'est moi qui ai pris l'initiative.
Lorsque j'ai lu sa nouvelle, j'ai eu envie de l'adapter.
- Pourquoi avoir choisi Love&Pop
?
ANNO: Parce que cette nouvelle était
potentiellement réalisable. Il y a eu aussi énormément
de facteurs extérieurs, comme la disponibilité des participants,
en période de vacances d'été, ou encore le peu
de nécessité financière qu'engageait la production
de Love&Pop.
Il y a enfin des raisons personnelles: à titre d'exemple, je
pensais que la transposition de la nouvelle dans une nouvelle forme,
par exemple un film, et ce par l'intermédiaire du cinéma,
était un véritable challenge.
- Et le thème des relations de soutien
matériel ?
ANNO: Pas vraiment. J'avais entendu de temps
à autres des trucs à ce propos, mais je ne m'intéressais
guère à ce problème. Ma thématique principale
était l'élaboration elle-même: je ne connais rien
aux modes. Peut-être que puisque je suis comme ça, je
vais plaire aux étudiantes (rires).
Mais parce que justement je ne sais rien, je peux adopter un ton neutre.
Si je décidais de caricaturer les jeunes filles d'aujourd'hui,
ce serait un échec.
- D'un point de vue esthétique,
quel style allez-vous adopter ? Y avez-vous déjà réfléchi
?
ANNO: Je débranche ma tête, et
je ne dois surtout pas y songer. Seulement, je trouve que la ville
de Shibuya n'a aucun charme, et ça me pose un problème.
Je m'accroche à ça comme point de départ, et
je n'ai plus qu'à poursuivre. Le tournage n'a d'ailleurs pas
encore commencé (nous ne sommes pas encore en août).
- L'élaboration d'un film et celle
d'un dessin-animé divergent-elles totalement ?
ANNO: Oui, totalement. Un film est une véritable
épreuve physique, où il faut prendre les bonnes décisions
aux bons moments. Parce que ce que la lentille de la caméra
ne capte pas n'apparaîtra jamais. Il ne s'agit pas de construire
des images, mais de les laisser venir. La position du réalisateur
change elle aussi. C'est en tout cas une excellente expérience.
Continuer coûte que coûte
- Eprouvez-vous l'envie de vous éloigner
du cinéma et faire autre chose ?
ANNO: Non, pas le moins du monde. Peut-être
n'ai-je pas beaucoup d'intérêt vis-à-vis de ma
propre vie. Je n'adore pas la nourriture, je ne fais ni le ménage,
ni la lessive. Je porte les vêtements et les jettent. J'achète
des t-shirts et des jeans à la superette près de chez
moi, et après les avoir porté une fois, je les jette.
Je n'ai pas vraiment la sensation de vivre (rires).
- Vous avez à peine fini la longue
série d'Eva, et en moins d'un clin d'oeil, vous réalisez
un nouveau film. Vous êtes plein d'énergie.
ANNO: J'ai pensé pouvoir continuer,
étant donné qu'il s'agissait d'un travail basé
sur une idée de Hito, et que la méthodologie serait
celle d'un film live. En tout cas, j'avais l'envie de continuer tant
que la possibilité s'en présenterait. Parce que pour
l'instant, je n'ai rien d'autre. Je n'ai pas d'obligations familiales,
et n'ai pas envie de m'éloigner des préoccupations de
mes contemporains. La solitude est aussi mon lot, mais je dois continuer,
et je continuerai. Peut-être est-ce la période ou jamais,
pour moi, de faire des choses qui resteront.
- En tant que réalisateur, avez-vous
une direction à suivre, un endroit à atteindre ?
ANNO: Mmm... Non, en fait. Si j'avais un véritable
objectif, ce serait emmerdant. Car dès qu'on arrive à
cet objectif, c'est fini. A moins bien sûr de trouver un autre
objectif. Mais s'il n'y en a pas d'autres ? Non, je préfère
me laisser guider, dans un combat incessant.
- Que cherchez-vous, au travers de vos
oeuvres ?
ANNO: Je me le demande. Je crois que je cherche
par le biais de la réalisation. Peut-être.
©Newtype/Kadokawa Shôten
- 9/1997
Retour au sommaire
|