Le corps dans les étoiles : l’homme zodiacal et la médecine juive médiévale

La bibliothèque nationale de France est l’un des plus importants conservatoires de documents permettant d’illustrer l’histoire de la médecine et sa pratique de la plus haute Antiquité à nos jours. Les collections de manuscrits en particulier, des collections orientales ou médiévales occidentales, manuscrits chinois, tibétains, indiens, grecs, syriaques , arabes, persans ou hébreux témoignent de la recherche de nos ancêtres à trouver des remèdes aux grands maux de l’humanité.

La médecine médiévale dont l’histoire s’étend sur près de dix siècles, de la mort du médecin grec Oribase en 403 au XVème siècle, s’élabore en tant que savoir dans le même temps que les bouleversements,  les démembrements  et l’affrontement des grands empires, romains d’occident, byzantin et arabes. Certains déclinent et disparaissant, d’autres naissent et s’enrichissent des savoirs antiques qu’ils purent ainsi transmettre en même temps qu’ils conquirent de nouveaux territoires.

Le manuscrit portant la cote Hébreu 1181 est un recueil de traités de médecine.

Il fut copié dans le sud de la France, en Provence, ou en Catalogne au XIVème  siècle, par un scribe d’origine séfarade comme l’atteste le style calligraphique de l’hébreu. L’écriture est de type séfarade selon la classification des styles calligraphiques de l’hébreu qui en compte sept : ashkénaze pour les manuscrits produits en Europe de l’Est et du Nord, le style séfarade pour les manuscrits produits en Espagne d’abord puis dans la diaspora des juifs espagnols après 1492, le style italien, le style maghrébin, le style byzantin, le style oriental, le style yéménite. Le manuscrit a une provenance illustre puisqu’il provient de la Librairie de Blois comme en témoigne la reliure aux chiffres et armes de Henri II (1519-1549).

Le premier traité commence au f. 1v s’achève au f. 8v, au milieu de la deuxième colonne. Comme c’est le plus souvent le cas dans les ouvrages médiévaux, il n’y a pas de titre courant.  Son auteur, Abraham ben Shem Tov, le présente au f. 1v comme un « bref aperçu thérapeutique » et conclut au f. 8 de la façon suivante : « ainsi s’achève l’opuscule (mahberet) ». La structure du traité  s’inspire de l’Ethos de Gallien, médecin de l’antiquité dont les textes sont la référence des médecins du Moyen-âge. Les lettres sont ici de deux modules différents, le plus grand est réservé pour les titres et les premiers mots des paragraphes. Le texte est copié sur deux colonnes, il est rubriqué. Il s’ouvre par une invocation : « au nom de celui qui soigne les malades ». « Celui qui soigne les malades » se réfère à Dieu bien sûr. La formule apparaît dans les dix-huit bénédictions, prière centrale de la liturgie juive. 

Hébreu 1181, f. 1v incipit

Du f. 8v au f. 10r, le copiste poursuit avec des recettes médicinales pour diverses maladies, puis par le 26ème chapitre du livre VII du Kunnaš al-kabir,  le grand compendium de la médecine de Yuhanna ibn Sarabiyun ou Yahya ibn Sarafyun connu en occident sous le nom de Jean de Serapion, médecin chrétien de langue syriaque ayant vécu en Iraq au IXème siècle. 

Hébreu 1181, f. 10r

L’oeuvre de Sérapion l’ancien a été traduite du syriaque en arabe par Musa bin Ibrahim al-Hadithi (ou Hudeithi) ainsi que par al-Hasan ibn al-Bahlul al-Awani al-Tirhani médecin chrétien assyrien, sous le titre de Kunnaš  puis en latin sous le titre de Practica, sive Breviarium medicum, par Gérard de Crémone. La traduction en hébreu a été réalisée par Moïse ben Masliah à Capoue. 

Seul le chapitre 26 intitulé dans la traduction latine de Gérard de Crémone de clysteris a été copié ici. Ce chapitre traite des maladies et troubles intestinaux, en commençant par les remèdes contre la diarrhée (dy’ary’ah) que Sérapion soigne au moyen de feuilles de lys rouge.

Hébreu 1181, f. 11v

Les textes se succèdent sans séparations, sans page de titre. Seules les fioritures placées au dessus du mot katav « il a écrit » ainsi que les deux points au dessus les lettres du nom de l’auteur, le copiste indique au f. 11v qu’ici commence un traité sur le bain thermal de « Ma(e)stro Gentilli le médecin ». Gentile da Foligno est un médecin originaire de Pérouse en Ombrie, mort en 1348 lors de la peste noire qui décima l’Europe. Ce traité est consacré au bain thermal dont da Foligno était un adepte pourvu que les eaux fussent naturellement chaudes et soufrées1. Comme le montre notre manuscrit, le Tractatus de balneis de Gentile da Foligno ne fut que très partiellement traduit. En effet, seule une partie du tractatus secundus a été traduite en hébreu. Cette seconde partie présente les principaux bains thermaux d’Italie, dont une grande majorité sont situés en  Toscanne, dans la région de Sienne, de Pise et de Lucques : les bains de Petriolo2 , dont les eaux sont riches en souffre, les thermes de Caldanelle, ceux de Macereto, de Rapolano etc.

Gentile da Foligno est abondamment cité par de nombreux médecins juifs auteurs de traités de médecine3.

Hébreu 1181, f. 12r

Les feuillets 12 à f. 105 renferment les 91 premiers chapitres du traité d’un des plus célèbres médecins arabes du Moyen-âge, Yuhanna ibn Masawaih, connu en Occident sous le nom de Jean de Messué, né à Baghdad sous le règne de Haroun el-Rachid et mort à Samarra en 857. Le scribe a copié  d’abord la table des chapitres 1 à 91, en précisant, au dessus de la table des matières : 

« Les signes des maladies de Messué, seulement de la tête au cœur »

puis, après 3 feuillets de parchemin laissés blancs, le copiste a mis en page sur deux colonnes et rubriqué l’invocation et les premiers mots de l’introduction au traité. Conscient de l’ampleur de la tâche, il invoque ici le Dieu d’Israël avec l’aide duquel il espère pouvoir venir à bout de sa tâche.

Hébreu 1181, f. 16v

La table de la deuxième partie est suivie du texte à partir du f. 112r (113r) traduit de l’arabe par Samuel ben Jacob. Après l’invocation « au nom du Dieu éternel »,

« Ainsi commence la copie du traité de Yoannis de Damas, fils de Messué [… ] traduit le plus fidèlement de l’arabe en langue étrangère en Egypte, or moi, Samuel fils de Jacob, je l’ai traduit d’une langue étrangère en hébreu dans la ville de Qeta (Égypte) ».

Les livres III,  IV, V et VI sont copiés à la suite, précédés d’une liste de remèdes (f. 199). Au f. 245, le dernier texte copié est une version abrégée du Canon d’Avicenne et s’achève par une formule par laquelle le scribe rend grâce à Dieu, au f. 262.

Au f. 263 que se trouve une miniature pleine page représentant l’homo signorum, l’homme zodiacal et les points de phlébotomie.

Hébreu 1181, f. 263, homo signorum

L’homo signorum appelé également homme zodiacal, est une figure représentant les correspondances entre les membres, les organes du corps humain avec les signes du zodiaque. Cette science des correspondances, ou mélothésie, trouve son origine dans la médecine arabe qui elle-même l’avait reçue de la médecine chinoise. La médecine au Moyen-âge n’est pas une discipline du savoir autonome, elle fait partie intégrante de la physica, la science du monde. Elle est indissociable des mathématiques, des sciences naturelles, de la cosmologie et bien entendu de l’astrologie pour laquelle l’être humain est l’image du Cosmos.

Le principe de la mélothésie consiste à étendre le corps de l’homme sur le zodiaque, correspondant à la course du soleil. Le bélier est la première constellation traversée par le soleil. Elle est donc associée avec la tête. La tête de l’Homme est placé sous l’influence  du signe du bélier, la tête du monde, première des constellations. 

Hébreu 1181, f. 263v, détail : constellation du bélier

La course du soleil s’achève par la traversée de la constellation du poisson, dernière constellation. Les pieds sont placés sous l’influence du signe du poissons. On notera la représentation réaliste des poissons mordant les pieds du personnage.

Hébreu 1181, f. 263v, détail : constellation du poisson

 

Arrêtons nous sur l’association du signe du scorpion et des organes génitaux. Le signe zodiacal du scorpion était redouté autant que l’animal lui-même dont pourtant les propriétés, une fois réduit en poudre, protégeaient des morsures selon le principe du similia similibus.

Hébreu 1181, f. 263v, détail : constellation du scorpion

La crainte qu’inspiraient ceux qui étaient nés sous le signe du scorpion provenait des croyances populaires médiévales qui attribuaient un caractère dangereux et imprévisible voire belliqueux à ceux nés sous ce signe  placé sous l’influence de la planète Mars, dieu de la guerre. Mais les propriétés de poluspermon (abondant en sperme) attribuées au scorpion par Ptolémée, furent reprises par la médecine médiévale. Selon les principes de la mélothésie de l’astrologie médiévale, l’influence du scorpion s’exerçait ainsi sur les parties génitales et influençait la production de sperme, l’érection, le coït.

Trois points de saignée sont indiqués sur la verge du personnage. L’indication qui est donnée est la suivante. A la droite du personnage, il est indiqué :

« Les veines sur le côté servent à traiter la douleur et l’inflammation des testicules ainsi que les maladies de l’écoulement blanc et rouge ».

Il existe dans les manuscrits médiévaux européens des représentations de l’homme zodiacal. Comme ci-dessous, dans une vignette illustrant le chapitre consacré aux membres du corps humain dans le livre des propriétés de Barthélémy l’Anglais (Ms. Français 134).

Français 134, f. 48 v

Contrairement à l’homo signorum du manuscrit de Barthélemy l’Anglais qui est représenté les viscères visibles, comme c’est en principe le cas, notre homme zodiacal est représenté lui sous des traits humains réalistes, proches des canons de la Renaissance, de face, nu, les bras et les jambes écartés, les yeux grand ouverts. Sur chaque membre on trouve représentés les constellations du zodiaque et leurs symboles. Les traits rouges représentent les points de phlébotomie ou saignée.

La phlébotomie, flebotomia, était au moyen âge l’intervention chirurgicale la plus couramment prescrite et pratiquée pour soigner tout types de mal chronique, et bien sûr les fièvres. Elle était censée soulager les maux et les douleurs en s’appuyant sur les principes de la médecine antique dont la théorie des humeurs énoncée par Hippocrate était le fondement. La phlébotomie était aussi soumise à l’influence des astres.

Supplément turc 693, f. 147r

La conjonction de la lune ou du soleil avec les constellations zodiacales sous l’influence desquelles étaient placés les membres et les organes, devait guider le médecin dans le choix de la date de l’intervention. Ainsi, en fonction du mois et du signe zodiacal, il était formellement déconseillé ou au contraire recommandé de pratiquer la phlébotomie. Les médecins avaient pour cela les traités de phlébotomies, ceux traduits d’Avicenne, et ceux d’Arnaud de Villeneuve et de Bernard de Gordon d’un part et les calendriers indiquant les jours propices à l’intervention d’autre part.

Le Canon d’Avicenne, ibn Sina, est probablement l’ouvrage de médecine le plus populaire du moyen-âge. Au XIIIème siècle, les médecins juifs le traduisirent en hébreu et plus particulièrement, le 4ème fen du Canon consacré à la phlébotomie. D’autres traductions donnèrent aux médecins du sud de l’Europe accès à l’enseignement d’Avicenne. Eux-mêmes rédigèrent alors des traités . Celui tout d’abord d’Arnaud de Villeneuve, médecin catalan ayant enseigné à l’université de médecine de Montpellier, écrit vers 1295 et connu sous le titre de tractatus de consideracionibus operis medicine sive flebotomia  et le de flebotomia écrit près d’un siècle plus par Bernard de Gordon vers 1380. 

Voici ce qu’enseigne Arnaud de Villeneuve dans son regimen podagre où il traite de la goutte et qui nous éclaire sur l’importance du calendrier astral pour effectuer une saignée : 

« Semper tamen faciatis flobotomiam via  preservativa in diebus lunacionis a duodevicesimo die usque a vicesimum quartum diem canvendo ne quando phlebotomiam facietis, luna sit in Geminis, quia tunc verenda est phlobotomia ».

« Pourtant, faites toujours la saignée du 18e au 24e jour de la lunaison, à titre préventif, en prenant garde à ce que la lune ne soit jamais en Gémeaux lorsque vous procédez à la saignée, car la saignée est alors à craindre. »

De même dans notre manuscrits, à côté du symbole du signe du verseau, en hébreu deli , représenté par deux aiguières peintes de chaque côté des jambes, une indication semblable concernant  la saignée des  bras figure : 

Hébreu 1181, f. 263r, détail

טו ימים לכניסת מרצו טוב להקיז מזרוע ימין וי »א ימים לכניסת אפרילי טוב להקיז מזרוע שמאל ומועיל לראות ובסוף מיו ד’ ימים או ה’ ימים טוב להקיז בין מזרוע ימין בין מהשמאל ומעיל לקדחת ואם זה תעשה לא יבוא לך קדחת ולא יחשבו עיניך והזהר שלא תקיז ולא תחתוך תולרה בעור  שהמזל שולט באבר ההוא

 « Le 15ème jour du mois de mars il est bon de saigner le bras droit et 11ème jour d’avril il est bon de saigner le bras gauche, cela sert à guérir les troubles de la vision et en fin du mois de mai, pendant quatre ou cinq jours, il est bon de saigner soit le bras droit soit le bras gauche. Et si tu le fais, il n’y aura pas de fièvre et tu n’en croiras pas tes yeux, mais prends garde à ne pas saigner et à ne pas pratiquer d’incisions sur la peau du bras car il est sous l’influence du signe [des gémeaux]. »

Nous ne savons pas vraiment comment les médecins juifs qui étaient souvent rabbins et qui pratiquaient un judaïsme orthodoxe s’accommodaient de ces croyances traditionnellement et majoritairement associées aux pratiques idolâtres par les rabbins du Talmud. Certes, il n’y a pas d’opinion unique dans le Talmud, mais une multitude d’opinions, cependant il fallait également à l’issue de débats établir la jurisprudence rabbinique.  On trouve donc dans le Talmud les deux avis. Rav Assi, rabbin babylonien ayant vécu entre le 3ème et le 4ème siècle, soutient que les astres ont bien une influence sur les humains. Il détaille même le caractère des personnes nées sous les signes zodiacaux. Rabbi Yohannan lui aussi rabbin babylonien ayant vécu entre c.180 et c. 280 soutient quant à lui que le Peuple juif échappe totalement à l’influence astrale. Profitant sans doute de ces hésitations et de ces avis contraires, les médecins juifs du Moyen-âge apportaient ainsi à défaut d’une guérison assurée, l’espoir de guérir à leurs patients.

L’époque de crise sanitaire liée à la pandémie mondiale que nous traversons actuellement et le confinement qui en résulte nous auront peut-être permis de nous rapprocher de la femme et de l’homme médiéval et d’éprouver l’anxiété sans doute enfouie dans nos gênes, anxiété que ces générations de femmes et d’hommes ont dû éprouver chaque jour face à la maladie et aux épidémies qui ravagèrent l’Europe et avec laquelle nous aurons comme eux à apprendre à vivre au quotidien.

 

Pour rédiger ce billet, dans les conditions de confinement qui sont les nôtres, j’ai utilisé essentiellement les sources suivantes disponibles sur la toile :

  • La notice manuscrite de description rédigée par Georges Vajda, numérisée, elle est consultable en ligne sur Gallica.
  • Le catalogue de l’exposition « la médecine médiévale à travers les manuscrits de la Bibliothèque Nationale », présentée sur le site Richelieu, salle Mortreuil, du 31 août au 5 octobre 1982, en ligne sur Gallica.
  • Sebasti Girat, « The « Consitia » Attributed to Arnau de Vilanova », Early Science and Medicine 7/4, 2002, p. 311-356, consultable librement sur la plateforme Jstor.
  • Jack Hartnell, « Bloodlines : medecine and cosmology in France, China and Mexico », in: lluminating the Middle Ages: Tributes to Prof. John Lowden from his Students, Friends and Colleagues publié par Laura Cleaver, Alixe Bovey, Lucy Donkin

Mes remerciements à Sabine Maffre, conservatrice au Service des manuscrits médiévaux pour sa traduction de citations latines et à Vanessa Desclaux, conservatrice chargée des collections des manuscrits de l’Orient chrétien au Département des manuscrits, pour la relecture attentive et érudite de ce billet.

  1. Marilyn Nicoud, « Les médecins italiens et le bain thermal à la fin du Moyen Âge », Médiévales 43, 2002, p. 13-40, en ligne sur Persée. []
  2. Terme di Petriolo, Monticiano, Province de Sienne []
  3. Moritz Steinschneider, Die hebraeischen uebersetzungen des mittelalters und die Juden als dolmetscher, p. 791, en ligne sur Archive.org. []

3 réflexions sur « Le corps dans les étoiles : l’homme zodiacal et la médecine juive médiévale »

  1. Cher Monsieur le Conservateur,
    Mille merci pour cet éclairage de ce manuscrit, excellent travail de recherche.
    F. A.

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